top of page

Le titre de cette rubrique se réfère au célèbre Salon des Refusés en 1863. Elle retracera sur un rythme plutôt chaotique, comme il se doit, le destin d'artistes maudits ou oubliés pour diverses raisons, politiquement incorrects, malchanceux, décalés etc.

Refuznik / 01
Mario SIRONI (1885-1961)

Nous entamons notre série par le peintre fétiche du chroniqueur. Dans le genre réprouvé, l’italien Mario Sironi est un véritable cas d’école. L’écrivain Arturo Martini le définissait comme un Fasciste doté d'une "âme abyssale de Bolchevik". Il serait vain de vouloir séparer l’un de l’autre, et même sans doute indécent. Homme entier, artiste entier, la sincérité des ses engagements politiques et artistiques lui ont valu au final le respect de ses adversaires les plus décidés. Néoclassique et expressionniste à la fois, poète radical, primitif et contemporain, énergique et dépressif, ce sont ces contradictions mêmes qui confèrent à Mario Sironi sa valeur et son extrême singularité. Itinéraire d’un artiste essentiel qui, au fond, n’a jamais réellement triché.

Mario Sironi naît à Sassari au printemps 1885 dans un cadre bourgeois. Peu après, la famille quitte définitivement la Sardaigne pour la capitale italienne. Le jeune Mario rentre en 1902 à l’École des Ingénieurs de Rome. Il suit ainsi une tradition de famille, le clan Sironi comptant déjà bon nombre de hauts techniciens et d’intellectuels. Son destin semble tracé. Mais la machine va se gripper de façon inattendue. Dès l’année suivante, il traverse une violente crise existentielle, d’origine mystérieuse mais assez commune. Parmi bien d’autres, Flaubert et Lovecraft ont aussi fait l’amère expérience de cette entrée avortée dans la vie adulte. La rémission de cette chute lui laissera une fragilité d’âme, un vague malaise dépressionnaire qui l’accompagnera pour le restant de ses jours. Mais pour l’heure, cette furieuse secousse va décider de son destin. Mario Sironi se consacrera à la peinture.

Il quitte alors la Faculté et suit les conseils avisés de ses camarades. Il fréquente l’Accademia di San Luca et l’atelier du Peintre futuriste Giovanni Balla (1) où il se noue rapidement d’amitié avec Gino Severini et Umberto Boccioni, deux futurs grands noms du Futurisme et de l'Art mondial.

En 1905 il quitte une première fois Rome pour s’installer à Milan. Il a vingt ans.

PIt-SIRONI-Mario-Autoritratto-1910.jpg

Autoritratta (Autoportrait -1910).

Un des premiers travaux significatifs de Sironi. On y décèle une nette influence postimpressionniste. Il a fait son entrée en peinture via la doctrine oculaire du pointillisme (1), qui l'a occupée un bon moment. On verra plus loin qu’il n’y a pas vraiment de hasard en la matière. Ce portrait qui n’a rien de serein est déjà mâtiné d’un bonne dose d’expressionnisme, dont l’influence ira grandissante dans son travail.

SIRONI FUTURISTE

Mario Sironi effectue la première Guerre mondiale en première ligne, dans les régiments du Génie. À son retour, il renoue et resserre les liens avec ses confrères futuristes. Malgré quelques divergences, il avait adhéré de fait à la doctrine peu avant le conflit. Il travaille comme illustrateur à l'édition dominicale du journal socialiste L'Avanti et livre déjà des œuvres assez marquantes.

 

- Uomo Nuovo (L’Homme Nouveau - 1918)

La signature sironienne est déjà bien présente dans cette belle illustration de début de carrière. Synthèse volumétrique, courbes asservies, prépondérance mécaniste de la ligne droite, dont les résolutions angulaires se croisent comme des sabres de bataille. Le Futurisme original s’est délecté de symphonies coloristes et autres kaléidoscopes bariolés, censés évoquer le mouvement, la jeunesse, l'énergie etc. Rien de tout ça dans la version de Sironi, bien plus sombre qu’attendue, et qui ne garde de la doctrine que la distribution géométrique des formes. Au total cette image distille une très réelle vitalité, mais on y distingue tout aussi clairement une énergie inquiétante, négative, une véritable force noire. La moto présentée ici roule vite, c’est évident, cependant la lueur vers laquelle elle se dirige semble bien incertaine.

Comme beaucoup d’autres, Mario Sironi est revenu de la Grande Guerre avec le désir irrépressible de raser la table, sentiment déjà initié par la furieuse doxa futuriste. Les structures putrides du Vieux Monde ont expédié une génération entière à l’abattoir. Il faut tout changer. Le jeune peintre adhère dès 1919 au Parti Fasciste, pour l’heure nettement socialisant, de nos jours on dirait populiste. Il collabore bientôt comme illustrateur pour Il Popolo d’Italia, le journal de Benito Mussolini (lui aussi transfuge du Parti Socialiste) au sein duquel il croise Margherita Sarfatti, à la fois maîtresse mécène et égérie du futur Duce, influente par sa fortune et ses relations dans le milieu artistique. La rencontre sera déterminante.

- Il Motociclista (Le Motocycliste -1920)

Un des tableaux majeurs du Sironi première mouture, réalisé peu de temps après son adhésion au Parti Fasciste. Au cœur de la Ville industrielle, dans la lumière glacée de l’Aube, l’Homme et sa Machine partent au combat, on peut du moins l’imaginer. Pour l’instant, la figure humaine domine encore par sa présence les lourdes masses des bâtiments urbains environnants. On retrouve une sorte de transcendance dans la lueur métaphysique qui dissèque les masses et tranche les ombres. Très beau retour de lumière incidente sur les fenêtres du premier plan. On retrouve ici les techniques employées lors du bref passage par la peinture métaphysique, l'année précédente (2). Il est déjà manifeste que Sironi est un artiste-soldat dont le penchant combatif, exercé d’abord contre lui-même, laisse peu de place au clair obscur.

Retour vers le Figuratif

Comme de nombreux jeunes artistes de l’époque, Sironi, en recherche de définitif, n’en est pas à une contradiction près. En cette même année 1920, à 30 ans, il signe avec quelques confrères le "Manifeste contre tous les retours au passé" qui interdit bonnement tout regard artistique en arrière, rien de moins. Nonobstant, moins de deux ans plus tard, il devient un des sept fondateurs du groupe artistique Novecento (2). Ce mouvement initié par Margherita Sarfatti, et dont elle a elle-même fixé les règles, distille une doctrine presque exactement contraire au manifeste précédent. Y sont prônés entre autres tendances plus modernistes, le retour au figuratif, à l’ordre formel -entendez moral, au classicisme, à la courbe, en résumé à l'Eternel Italien. L’époque est troublée, les esprits aussi, et ce genre de contradictions est plutôt courant. De plus il convient de faire la part de l’opportunisme, car Mario est ambitieux.

- L’Allieva (L’Élève - 1924)

Cette toile monumentale (171.5x137.5cm) a été présentée à la XIVe Biennale de Venise dans l’espace particulier dédié aux Sept Peintres du Novecento. Il est le pur produit de l’esprit du Novecento, il en est une synthèse, pour reprendre un terme cher à Sironi. Formes moins géométrisées volumes sont arithmétisées. On pense bien entendu à la Renaissance XV-XVI-Retour à l’ordre classique. Cette œuvre désormais considérée comme essentielle rencontre à l’époque une totale indifférence critique et publique.

Le jeune Mario poursuit son ascension. En un peu plus d'une décade, au prix d'un labeur acharné, il devient l'un des metteurs en scène les plus efficaces de la Révolution Fasciste. Il multiplie alors les compétences en Architecture, Peinture murale, Mosaïque, Illustration etc. il délaisse la peinture de chevalet par défaut d'efficacité politique, et en réserve l'usage pour son expression personnelle. Sironi atteint le sommet de sa carrière et de sa renommée. Ses réalisations sont généralement d’un excellent niveau technique. Le Parti y trouve largement son compte. On l’a dit, Sironi ne triche pas. «J'ai appuyé mon régime sur l'art de Sironi» dira Mussolini. Le genre de déclaration qui vous classe à jamais. Déduction faite d’une éventuelle prudence politique, la correspondance épisodique de Sironi avec le Duce révèle en effet sa croyance forcenée dans l’énergie régénératrice du Fascisme.  

Metteur en scène de la légende fasciste. Exposition de la Révolution Fasciste – Rome -1932)

4e et 5e Triennale de Milan 1926 & 1933 (Il Lavoro - 5e Triennale de Milan - 1933)

L’Italia tra le Arti e le Scienze 1935 – Université de Rome)

L’Italia tra le Arti e le Scienze 1935 – Université de Rome - Aula Magna - 

Cette fresque aux dimensions épiques (140m2 au complet avec les deux panneaux latéraux) a été réalisée par Sironi en un peu plus de deux mois à la demande de Mussolini. Endommagée pendant la guerre, elle a été restaurée une première fois par Carlo qui sur instruction de retouches - politiques celles-là, poursuivant la grande tradition du grand Braghettone Daniele da Volterra (Daniele Ricciarelli /1506-1566). Parmi les retouches les plus notables, le cavalier de l'Arc de Triomphe au salut romain et le chiffre romain XIV sur la montagne. La restauration s'est étendue 2015 à Novembre 2017, date à laquelle la version initiale fut dévoilée pour les 80 ans de l'Université. 

Malgré les apparences, malgré le succès, Mario n'est pas heureux. Notre peintre est décidément un être un peu trop complexe. Il est périodiquement la proie de violents accès dépressifs qui l'isolent totalement du reste du monde. On sent nettement qu’il n’est pas tout à fait à son aise dans le registre pictural de la figuration de commande, fût-il politique et rémunérateur. Peut-être juge-t-il ses prestations officielles d'un d'intérêt artistique insuffisant. Mario cultive un jardin bien plus noir. Un malaise point dans sa peinture personnelle au point qu'un nouveau paroxysme se produit, purement formel celui-là. Avec le recul on parlera de crise expressionniste des Années 30. Simplification à l’extrême, mise en avant des masses, des volumes, sa peinture devient . Évidemment, on s’interroge. Peut-être une réminiscence venue d’Allemagne, où il a voyagé avec Boccioni vers 1908, ou alors une dégénérescence à la Dorian Gray... Mais plus sûrement un désir artistique impérieux renforcé par le pressentiment, la prescience de ce qui va arriver. Car, après avoir pendant plus de 20 ans suivi la voie fasciste, comme dans une chronique de Suétone, Mario Sironi va suivre l’Imperator dans sa chute.

Avril 1945. Mitraillettes dans les rues de Milan. Épuration. La justice est expéditive, les comptes se règlent d’autorité dans le sang. Comme tous ses camarades fascistes, Sironi connaît une fin de conflit agitée. En fuite dans la ville en furie, il est arrêté à un barrage routier. Sur le point d’être fusillé, Sironi ne doit son salut qu’à l’intervention in extremis de l’écrivain antifasciste Gianni Rodari qui le reconnaît et va même jusqu’à lui délivrer un sauf-conduit, le sauvant ainsi littéralement du peloton.

Le calme revient peu à peu. Les années d’après-guerre sont bien entendu plutôt compliquées pour Sironi. Banni, déshonneur national, indignité. Le condamne à un silence. Sironi complète une démarche déjà entamée pendant la Guerre, réduire les formats, . Dépassé, inactuel, banni, il poursuit une œuvre nettement ignorée, parfois magnifique.

L’exil intérieur va durer 20 ans après sa mort, plus d’une génération. En 1984, l’exposition « Les Réalismes 1919-1939 » organisée par Jean Clair au Centre Pompidou où l’Allieva sera retenue en couverture du catalogue.

Sous-Titre : Mystique du Gazomètre ou Les périphéries urbaines de Mario Sironi

Jl y a un domaine où Mario Sironi va réussir assez tôt et de façon quasi miraculeuse la synthèse de ses contradictions. Il va pouvoir concilier sa mélancolie foncière, son envie d’une certaine avant-garde et de sa violence expressionniste, une grande rapidité d’exécution, son respect craintif du monumental, son goût de l’ordre esthétique et pour la Renaissance, sa méfiance atavique des couleurs, sa poésie noire, son héritage antique. Le thème du paysage urbain est l’aspect le plus connu, ou disons le moins méconnu de son travail. La thématique lui vient peut-être en partie des cours de Giovanni Balla. Le Futurisme a comme attendu privilégié le thème de la ville industrielle. Sironi n’a bien sûr nullement inventé la représentation picturale des villes et banlieues, mais il est à coup sûr l’un des premiers à transcender. Retrouve le goût des arrières plans habités. Palette de valoriste. Un penchant bref et pourtant mal cicatrisé pour la peinture métaphysique bref passage via des effets de lumières très remarquables une scénographie périurbaine de l’angoisse et de la fascination.

- Synthese de paysage urbain (1919)

- Paysage urbain (1921)

- (Il Mollo) La Jetée (1921)

 

On a oublié aujourd’hui les silhouettes à la fois maternelles et vaguement explosives des gazomètres. Univers, décor de gazomètres, d’immeubles et de cheminées d’usines sont indéniablement habitées. Les figures Ce que Sironi confère le supplément d’âme, comme s’il y avait malgré tout la main de l’homme. Sauf les apparences, Sironi est avant tout un humaniste déchiré sans doute, mais humaniste. De façon évidente, la présence interstitielle de Dieu, l’expression est de Houellebecq. Renaissance. Le Diable se dissimule dans les détails, dit-on couramment, mais de da Vinci à Sergio Leone, le Divin se cache dans les arrières-plans italiens.

 

- Il Gasometro (Le Gazomètre – 1948)

On comparera les dimensions respectives du Motocycliste avec celui de 1920

Certains tableaux à connotation urbaine sont véritablement christiques.

- Periferia (Noir et blanc)

- (Il Viandante – 1921)

- Périphérie avec mendiants et chemin de fer

Tableau les plus stupéfiants

- Periferia con Figure

 

Entamée dans les années 1920, dans l’immédiate après-guerre, les périphéries urbaines de plus en plus expressionnistes. Crise expressionniste des Années 30. Paradoxe, mais en est-ce vraiment un, c’est qu’il signera ses meilleures toiles, du moins les plus fortes, nous en reparlerons.

 

- Paysage avec avions

 

D’intrigantes idoles protochrétiennes et puis carrément un peuple de spectres déferlera sur les dernières œuvres.

 

Aujourd’hui encore, en cause ses orientations politiques jamais reniées, Sironi reste sulfureux. Les bâtiments ministériels d’état italien sont prudemment dissimulés derrière de grandes tentures. Au-delà de ses errements politiques, et même à cause d’eux, Mario Sironi demeure pour l’éternité un des artistes les plus sincères qui soit.

Cette fois-ci dans son propre pays. Plus long qu’ailleurs, Sironi sort lentement du Purgatoire. Milan, vraie capitale du Futurisme, lui a consacré une importante exposition à l’hiver 2021-2022.

Le Mystère Sironi

On ne serait pas complet sur le personnage si l’on n’évoquait pas ce qu’il faut bien appeler le Mystère Sironi. Il y en a en effet une énigme de taille. Comment un artiste sachant dessiner et peindre très proprement s’est-il engagé de son propre gré dans le chemin incertain de la désophistication formelle, de la destructuration, dans une démarche extrême de synthétisation systématique. Certes, depuis Dada, l’Art Nègre et l’Expressionnisme, il est admis qu'une production artistique "trop civilisée" ne provoque qu’un émoi domestiqué, la cause est entendue depuis bien longtemps. Revenir plus près de la source de l’âme exige en effet une simplification. Presque sans le vouloir Sironi s’est engagé d’abord à l’aide des codes synthétiques du Futurisme sur une voie destructrice des codes usuels de l’image civilisée. Une démarche similaire à la théorie divisionniste où l’image propose et l’œil du spectateur vient compléter le processus dispose. On se souvient que précisément par le pointillisme que Sironi s’est ouvert en peinture. Mais cette fois il ne s’agit plus d’une simple astuce ophtalmologique plus ou moins fumeuse, il est question d’émotion pure, d’âme en somme. Retrouver un peu de l’esprit Divin à l’aide des formes brutes, des matières et des jeux d’ombres extrêmes.

  Cela fonctionne de manière parfois stupéfiante dans la peinture de Sironi. Ces montagnes, ces immeubles frustes nous entretiennent de notre monde intérieur, de très loin et de très près à la fois. Alors, Surréalisme, inconscient, un peu de tout cela à la fois sans doute, mais surtout des échos lointains de notre Moi primitif. Il s’agit de retrouver notre primitivité. Il est tout à fait probable que Sironi ait été jusqu’à un haut degré parfaitement conscient de la portée profonde de sa peinture. En témoignent les idoles peintes vers la fin. Avant Dieu il y avait les Dieux, il y avait les pierres et les arbres, le vent, et il y avait les idoles. Puis derrière les pierres il n’y a plus rien sinon les Fantômes, les spectres. On le voit, une démarche artistique d’une cohérence quasi surnaturelle. Mario Sironi est avant tout un peintre de la Religiosité, au sans large. Païen ou chrétien, il n’importe, mais religieux. Si l’on veut se monter un peu poète, Dieux cabires de la Sardaigne de son enfance.

 

S’il fallait encore convaincre, voici ce que Pablo Picasso a écrit :

« Vous comptez un des peintres les plus importants, sans doute le plus important du moment, et vous ne vous en rendez même pas compte »

Mario Sironi s’éteint à Rome le 13 Août 1961.

bottom of page